Dans une interview exclusive accordée à Assurland, Marie Rothhahn, chargée de mission juridique à la Fondation Abbé Pierre et responsable de la plateforme « Allô prévention expulsion », revient sur les difficultés qu’éprouvent certains locataires à payer un loyer en raison de la crise sanitaire de la Covid-19. Des difficultés qui peuvent conduire à des expulsions.
En cette fin d’année 2020, savez-vous si les Français ont eu plus de difficultés à payer leur loyer ?
Ce n’est pas aussi massif qu’on le craignait. En tout cas, nous n’avons pas encore de retours importants de la part des associations. Un impayé met quelque temps à se constituer. Nos partenaires reçoivent un certain nombre de personnes qui se sont retrouvées en impayé du fait de la crise sanitaire, mais aussi des personnes qui éprouvaient déjà des difficultés qui se sont empirées au printemps.
Ces difficultés ont-elles débuté avec le premier confinement ou datent-elles de ce second confinement ?
Pour certains, les difficultés ont commencé dès le premier confinement. Beaucoup de ménages ont dû faire face à une baisse importante de leurs ressources. Une partie des ménages a tout de même réussi à continuer à payer le loyer malgré une baisse de revenus grâce à des aides ou même de l’épargne familiale. Mais avec une situation qui n’est pas totalement revenue à la normale et le second confinement, certaines personnes se sont retrouvées en impayé de loyer par la suite.
Qui sont ces Français ?
Il y a ceux qui devaient démarrer un emploi et qui n’ont pu signer leur contrat en raison de la crise sanitaire. Il y a aussi des intérimaires qui n’ont pas été prolongés. Je pense également aux commerçants, artisans, ainsi qu’aux personnes qui travaillent dans l’événementiel ou encore dans l’hôtellerie.
On sait aussi que les étudiants ont été très touchés par cette crise du Covid-19. Des jeunes qui avaient un petit emploi pour financer leurs études et leur loyer.
Globalement, les plus touchés ont un revenu volatile qui ne leur a pas permis d’accéder au chômage partiel. Il y a aussi ceux qui ont bénéficié du chômage partiel mais qui ont perdu les pourboires, les primes, parmi les emplois qui se basent sur un fixe mais qui peuvent apporter des avantages en complément.
Où vivent les personnes qui se retrouvent en difficultés ?
Le parc social et le parc privé sont touchés tous les deux. Le parc social n’est évidemment pas épargné. Les loyers sont moins chers, mais ils restent élevés pour une grande partie de la population, notamment en raison des hausses des charges comme l’énergie.
Pensez-vous que cette tendance va se poursuivre en 2021 ?
On le craint fortement. Je vois difficilement comment cela pourrait être autrement. Il faut quelques mois pour que les impayés se constituent. Parfois les personnes se font un petit peu aider, le propriétaire peut attendre quelques mois avant de signaler l’impayé à la CAF, il peut aussi essayer de trouver une solution à l’amiable avec son locataire… Il n’y a pas forcément tout de suite d’acte d’huissier, de saisine du tribunal.
Au-delà des impayés constitués par la crise sanitaire, la crise sociale et économique qui s’engage va être dramatique. Cela va avoir des répercussions au fur et à mesure du temps. Des personnes vont être licenciées, d’autres ne verront pas leur activité revenir à la normale… On sait que beaucoup de Français vont voir leurs ressources diminuer l’année prochaine et par la suite.
On craint effectivement une hausse des impayés, des procédures et des expulsions en 2021 et les années suivantes.
D’après vous, il y aura donc une augmentation des expulsions locatives en 2021 ?
La procédure dure quelque temps. Il y aura, déjà, toutes les personnes qui se sont vu proposer un échéancier par le juge en début d’année et qui, du fait de la crise, n’ont pas réussi à le respecter avec la crise sanitaire. Elles ont soit été expulsées en 2020, soit risquent de l’être l’année prochaine.
Il y aussi les locataires dont la procédure est déjà engagée avec un risque d’expulsion après la trêve hivernale. Et puis, toutes celles qui étaient en fin de procédure mais qui n’ont pas été expulsées en 2020.
La délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement révèle qu’il y a eu 3 500 ménages expulsés en 2020 contre 16 700 l’année précédente (c’est d’ailleurs un record !).
On voit bien qu’il y a un gap et les ménages qui n’ont pas été expulsés cette année le seront peut-être en 2021. Non seulement, il y aura toutes les procédures habituelles, mais il y aura les procédures supplémentaires engagées entre septembre et octobre, et puis toutes les personnes qui auraient dû être expulsées cette année.
On craint également une explosion des procédures l’année prochaine, limitée puisque les tribunaux sont surchargés. Mais cette surcharge n’a pas empêché une hausse de 9% des jugements pour expulsion entre 2018 et 2019.
II y aura de plus un effet de report les années suivantes. Ce seront des personnes qui auront été fragilisées avec un accès au logement toujours plus compliqué et des instances qui auront tourné au ralenti pendant plusieurs mois.
On a l’impression que le gouvernement ne prend pas assez la mesure de tout ça.
Le gouvernement n’en fait pas assez selon vous ?
Il a tardé à agir. Nous avons demandé dès le début de la crise la création d’un fonds d’aide à la quittance. Un fonds pour aider dès les premières difficultés à payer le loyer. Nous souhaitons agir à la source. Malheureusement, nous n’avons eu aucune réponse.
Ce fonds aurait permis d’aider les personnes en difficulté à régler en partie ou intégralement leur loyer en attendant des aides, ou qu’ils retrouvent des ressources.
Un peu plus tardivement, en juin, une aide d’action logement a été mise en place. Mais elle était très restrictive. Elle concernait les demandeurs d’emploi et les salariés du parc privé. Cela ne représentait pas la majorité des personnes. Elle a donc été sous exploitée du fait de ces critères. A ces critères s’en ajoutent d’autres comme le taux d’effort ou le niveau de ressources. En décembre, son extension a été annoncée avec un assouplissement des critères.
Une enveloppe de 100 millions d’euros a été déployée. Je n’ai pas les chiffres à ce jour, mais il y a deux mois, elle n’était utilisée qu’au quart. C’est donc problématique.
Un observatoire des impayés a été lancé récemment par le gouvernement. Malheureusement, il n’observe que ce qu’il se passe aujourd’hui. Or, beaucoup de personnes n’ont pas encore fait de démarches car les services sociaux tournent encore au ralenti, ou elles n’ont pas eu d’information.
Comme je vous le disais, on va avoir dans les prochains mois un boom des expulsions et ce n’est pas assez mesuré.
L’Etat n’agit pas à la hauteur des besoins et on n’anticipe pas les drames que cela va représenter les prochaines années.
Faut-il prolonger la trêve hivernale 2020-2021 ?
On ne sait pas où en sera la crise sanitaire l’an prochain. Si nous sommes toujours au cœur de la crise, oui, il serait bien de prolonger cette trêve hivernale. Mais je ne pense pas que cette mesure sera proposée. D’autant plus que nous aurons sûrement une levée de boucliers des propriétaires, des préfectures…
Pourtant il y a une fragilisation de nombre de personnes dans la société. Rappelons qu’un million de Français en plus se trouvent sous le seuil de pauvreté.
Cette année, il n’y a eu que « 3 500 » expulsions. C’est 3 500 expulsions de trop. Le ministère du Logement avait bien précisé qu’il ne faudrait pas d’expulsion sans relogement. Or, il y a eu des expulsions avec un hébergement provisoire et même des expulsions sans rien à côté car les bailleurs étaient pressés en raison du début de la trêve hivernale. On crée de la précarité et de la pauvreté.
Il faudrait parvenir à ce que l’expulsion reste l’exception et mettre en place les moyens visant soit à indemniser les propriétaires, soit à reloger les ménages dont les ressources ne leur permettent pas de se maintenir dans les lieux.
Vous êtes responsable de la plateforme Allo Prévention Expulsion, pouvez-vous nous expliquer sa fonction ?
Nous prônons l’accompagnement juridico-administratif. Bien évidemment, quand on est confronté à un impayé, le premier acteur à aller voir, c’est le service social.
L’autre sujet qui est important pour nous, c’est l’accompagnement juridico-administratif. Il est proposé lors de l’appel de faire le point sur la situation de la personne, de la conseiller et de l’orienter vers une structure locale qui peut proposer cet accompagnement tout au long de la procédure, ce qui nous semble essentiel.
La plateforme sert à aider les personnes qui ne savent pas vers qui se tourner. Pour avoir un premier contact, faire le point, les écouter et ainsi les orienter vers des organismes, des permanences de conseil, et s’assurer qu’elles se mobilisent, ne restent pas isolées…