Cette 18e édition des ENASS Papers est particulièrement riche en enseignements sur les tendances actuellement à l’œuvre dans le secteur de l’assurance et de la réassurance. Je voudrais mettre le projecteur sur trois d’entre elles, qui me semblent d’autant plus importantes qu’elles remettent en cause pas mal d’opinions et de craintes qui sont devenues des lieux communs au cours des dernières années.
De nombreux experts ont alerté sur la conscience insuffisante que l’assurance aurait des menaces liées à la digitalisation. Les assureurs et les réassureurs auraient tendance à sous-estimer cette menace, à se voiler la face devant le risque de disruption du marché, ce qui les désignerait comme la prochaine victime de la nouvelle vague technologique, après l’hôtellerie, les taxis, etc. Au cours des années passées, les mémoires des étudiants de l’ENASS se sont largement fait l’écho de cette préoccupation : ils étaient nombreux à souligner l’aveuglement des assureurs et des réassureurs devant la révolution technologique en marche. Cette année marque un tournant : les disruptions annoncées tardant à se concrétiser, les étudiants semblent s’être quelque peu lassés du sujet et avoir détourné leurs centres d’intérêt vers des sujets de technique assurantielle appliquée à des cas concrets. Et quand les questions de digitalisation sont abordées, elles le sont dans une perspective beaucoup plus pragmatique, d’opportunités à saisir et d’adaptation des processus de production. Ce déplacement du contenu des mémoires révèle une réalité pointée aussi par un nombre croissant d’experts : la révolution digitale fait bien son chemin dans l’assurance mais elle ne le fait pas, comme le craignaient de nombreux analystes, de façon brutale et disruptive, mais progressivement, ce qui ne retire naturellement rien à son caractère inexorable. Pour autant nos étudiants ne se départent pas totalement de leur inclination à se concentrer sur les thèmes à la mode. Ils sont ainsi nombreux, au sein du dernier cru, à avoir traité la question de l’assurance santé et, plus particulièrement, du reste à charge zéro alors même que l’assurance santé joue un rôle marginal en France, du fait du pouvoir exclusif de la Sécurité Sociale et de l’État, et que le reste à charge zéro constitue une hérésie assurantielle, qui devrait faire horreur à tout régulateur et à tout assureur un tant soit peu sérieux et objectif. Et, de fait, malgré les mises en garde répétées de leurs professeurs, beaucoup trop d’étudiants, à l’image de nos responsables politiques et administratifs, ont encore du mal à éviter la confusion entre assurance et redistribution. Espérons que les contresens auxquels cette confusion conduit se dissipent et que nos étudiants sauront, mieux que nous-mêmes, éduquer les politiques et les fonctionnaires sur ce point.
Les mémoires de l’ENASS, tout comme l’actualité, font ressortir une autre tendance importante : celle du poids croissant de la régulation et des régulateurs en assurance. Il n’y a pas de jour sans que le législateur ou l’administration ne vienne imposer une nouvelle règle de prudence dans l’assurance ; une fois c’est Solvabilité 2, une autre fois les IFRS, quand ce n’est pas le droit fiscal ou le droit monétaire et financier. Une pluie fine d’obligations, notamment d’obligations de « reporting », continue de tomber sur le secteur de l’assurance, tantôt comme suite d’un rapport public hâtif, tantôt en réaction à un incident même minime. Cette situation ne peut qu’inquiéter. Tout d’abord, on constate que les étudiants ont eux-mêmes beaucoup de difficultés à courir derrière cette « Atalante » réglementaire, pour se maintenir à jour. Ensuite, la philosophie additive qui préside à cette évolution de la régulation rend celle-ci de plus en plus complexe, de moins en moins intelligible, de plus en plus contradictoire et de plus en plus coûteuse à gérer. Plus que le souci de la rationalité, c’est la peur de laisser un petit interstice non régulé qui préside à cette évolution, avec pour conséquence que le quantitatif prime sur le qualitatif. La chronique nourrie brillamment par Patrick Thourot et Philippe Morin témoigne de cette véritable débauche réglementaire. Elle souligne la nécessité pour les Pouvoirs Publics de prendre conscience que tout ne peut être réglementé, que l’éradication du risque est une chimère létale et qu’il faudrait penser à coordonner les grands féodaux de la régulation, quitte à écorner leur indépendance lorsque celle-ci confine à l’autisme. Le cours pris par la protection des données personnelles en Europe illustre les conséquences économiques désastreuses de régulations excessives qui, sous les oripeaux d’un progrès en matière de liberté et de prudence, nous font finalement perdre pied, tout à la fois dans les techniques d’exploitation des données personnelles et dans les techniques de protection de ces données, au prix d’une dépendance technologique accrue vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Je forme le vœu que les prochains mémoires de l’ENASS se penchent un peu plus sur les conditions de mise en ordre de cette régulation et que, grâce à cela, les prochaines chroniques de Patrick Thourot et de Philippe Morin puissent mincir, signe avant-coureur d’une meilleure santé prudentielle.
En attendant, et c’est le troisième enseignement que je tire de ce numéro très riche des ENASS Papers, la conformité est devenue un sujet majeur pour l’entreprise d’assurance et de réassurance. Certes les excès de la régulation entraînent un transfert d’attention préoccupant au sein de ces entreprises, de la stratégie vers la conformité. Les conseils d’administration sont de plus en plus monopolisés par les milliers de pages de « reportings » prudentiels et comptables aux dépens des discussions sur les choix stratégiques. Ce glissement induit une croissance rapide du risque stratégique en contrepartie de la décroissance du risque de conformité. Si, à l’issue de la crise, un rééquilibrage était bien nécessaire, de trop nombreux assureurs et réassureurs ayant totalement négligé le risque de conformité, force est de constater que l’avalanche de régulation évoquée ci-dessus a fait repartir le balancier dans l’autre sens, où la stratégie commence à être négligée. Il faudrait donc rétablir l’équilibre entre les deux. Pour autant, quelle que soit la position d’équilibre optimale, celle-ci laissera dorénavant une place importante à la conformité, à la « compliance » comme le disent nos amis anglo-saxons. La conformité doit donc devenir un enseignement essentiel dans les formations à l’assurance, que ce soient les formations quantitatives, d’actuaires notamment, ou les formations qualitatives, de souscripteurs notamment, que ce soit dans le cadre des formations initiales ou dans le cadre des formations professionnelles. Or, force est de constater que si les entreprises d’assurance et de réassurance ont bien fait l’effort nécessaire pour développer, en moyens humains et financiers, leur pôle « conformité », l’enseignement d’assurance et de réassurance est resté, quant à lui, à la traîne. Ce retard doit être rapidement comblé, au niveau des masters et des MBA « assurance », où des cours fondamentaux de « conformité » doivent être introduits, ainsi qu’au niveau de la formation professionnelle, où des certificats de spécialité « conformité » doivent être proposés. Il y va de l’employabilité de nos compétences en assurance. Je note que l’ENASS et le CNAM se trouvent aujourd’hui en pointe des formations françaises pour l’acquisition de cette compétence « conformité ».
Ce numéro des ENASS papers illustre l’ampleur et la nature des évolutions en cours dans l’assurance. Il montre aussi que des défis importants doivent être relevés pour lesquels un travail substantiel d’adaptation doit encore être effectué. De quoi occuper pour de nombreuses années, tous ceux que motivent l’assurance et l’art et la science de la maîtrise des risques.